L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby) était programmé le 19 avril 2025 à la Cinémathèque Française à l'occasion d'une rétrospective Ernst Lubitsch (du 12 mars au 20 avril 2025).
L’Homme que j’ai tué est un film réalisé par Ernst Lubitsch, cinéaste allemand né à Berlin en 1892 et mort à Hollywood en 1947. Réputé pour ses comédies sophistiquées telles que Ninotchka, The Shop Around the Corner ou encore To Be or Not to Be, Lubitsch a marqué l’histoire du cinéma par son style unique, souvent désigné par l’expression “The Lubitsch Touch”. Ce dernier se caractérise par l’art de la suggestion, de l’ellipse, du non-dit : un cinéma subtil qui laisse une grande place à l’imagination du spectateur.
Pourtant, avec L’Homme que j’ai tué (Broken Lullaby), réalisé en 1932, Lubitsch s’éloigne de la comédie pour signer l’un de ses rares drames. Tourné au début du cinéma parlant, dans un climat encore marqué par les séquelles de la Première Guerre mondiale, ce film se distingue également par son origine théâtrale : il s’agit de l’adaptation d’une pièce française de Maurice Rostand.
L’intrigue suit Paul Renard, un jeune soldat français hanté par la mort d’un soldat allemand, Walter, qu’il a tué au front. Incapable de supporter cette culpabilité, il se rend en Allemagne après l’armistice pour rencontrer la famille du défunt. Il se présente alors non pas comme le meurtrier, mais comme un ami proche de Walter. Ce mensonge, motivé par un besoin de rédemption, le confronte à un dilemme moral déchirant : dire la vérité au risque de détruire une famille déjà brisée, ou préserver leur illusion et tenter, à sa manière, de réparer l’irréparable.
À travers cette situation profondément humaine, Lubitsch explore des thèmes universels : le poids de la faute, la complexité du pardon, et la nécessité de se réconcilier avec l’ancien ennemi. Il le fait avec une grande pudeur, sans pathos excessif, en évitant tout manichéisme. Le film dénonce en creux l’absurdité de la guerre : les jeunes hommes, qu’ils soient français ou allemands, sont envoyés au front pour servir des idéologies qui les dépassent. En usurpant le rôle d’un ami de Walter, Paul incarne cette idée tragique : ces deux hommes, ennemis désignés par le conflit, auraient pu être amis en d’autres circonstances.
La mise en scène, sobre et dépouillée, souligne la tension intérieure du personnage principal. Les silences, les regards, les gestes retenus sont autant d’éléments qui témoignent de la finesse de Lubitsch, même dans un registre dramatique. Le jeu tout en retenue de Phillips Holmes (Paul) et la performance émouvante de Lionel Barrymore (le père de Walter) renforcent cette émotion contenue.
Sorti en 1932, à une époque où les tensions recommençaient à monter en Europe, le film adopte un point de vue résolument pacifiste et humaniste. Ce choix courageux lui valut d’être censuré dans plusieurs pays. Pourtant, son message n’a rien perdu de sa force : face à la haine et à la douleur, seule l’humanité peut permettre la réparation.
Lubitsch, homme entre deux cultures — allemand d’origine, américain d’adoption — insuffle à ce film une dimension profondément personnelle. L’Homme que j’ai tué révèle un autre visage du réalisateur, celui d’un humaniste discret mais sincère, capable de marier la maîtrise technique à une émotion vraie. Derrière le maître de la comédie élégante, ce film dévoile un artiste sensible aux drames de son époque, et toujours d’une actualité bouleversante.
Terrage Frédéric